Petit florilège des musiques qui broient du noir #6


Le rêve doux et amer de la kaba albanaise


Si l'Albanie est le pays de splendides chants polyphoniques au souffle épique et lyrique et à l'ornementation riche et subtile, on y trouve également de remarquables musiques instrumentales. Ainsi de la kaba.
Le terme kaba désigne une improvisation modale, au rythme non mesuré (c'est-à-dire sans pulsation régulière) servant souvent de prélude à la danse mais qui peut aussi être jouée pour elle-même, à l'instar des taximi grecs et taksim turcs voisins.
D'une expression intense, on dit que la kaba est "pleurée" (e qarë en albanais) : soutenue par un bourdon joué au luth, au violon ou à l'accordéon, la clarinette y déploie son chant ample et plaintif, alternant longues notes tenues, glissandi descendants et passages plus vifs, comme en une imitation stylisée des pleurs. Elle se rapproche à cet égard du miroloï d'Epire -un terme qui recouvre aussi bien les lamentations vocales des pleureuses lors des rituels funéraires que celles, instrumentales, jouées par les musiciens tsiganes qui animent les fêtes de village.

« Plus la vie est amère, plus douce est la kaba qu'elle produit » dit-on.
Dans un pays à l'histoire intensément douloureuse, marquée entre autres par d'importantes vagues d'exil, une longue et âpre résistance à l'empire ottoman et la dictature impitoyable d'Enver Hoxha, la kaba renferme en elle tout le vécu du peuple : elle sublime ses misères, ses souffrances.
« Elle ne la raconte pas avec des mots –les mots sont sur la langue- elle la raconte plus profondément dans le cœur, là où il n'y a plus de paroles » témoigne Hekuran Xhamballi, clarinettiste Rrom originaire de Korça dans le sud de l'Albanie et fabuleux interprète de kaba et de vàlle (danse).
« Toute la vie est un rêve. Quand tu te réveilles, tu ouvres les yeux, il te reste dans l'esprit une impression que tu ne peux pas raconter avec des mots. De même, après le vécu, il y a la kaba. »
Rêvons donc et, les oreilles grandes ouvertes, goûtons la douceur et l'amertume de la kaba.