Drôles de voix (parlé/crié/chanté) #2 : esthétique du cri


Esthétique du cri 
En deçà même de la parole et du langage, la ponctuation de cris ou d'exclamations peut pleinement participer à la performance musicale. Songeons par exemple au "olé!" flamenco et aux youyous des femmes dans les musiques arabo-berbères. Manifestations de joie et de soutien aux musiciens ou expression spontanée d'une émulation entre les participants, ils sont typiques de leur répertoire et la musique perdrait sans eux une bonne part de sa saveur !

Olé! flamenco et youyous berbères

Plus encore qu’un accompagnement dynamique, le cri présente parfois un aspect esthétique qui peut, grâce à une simple mise en place rythmique, faire œuvre musicale à lui seul.
Les Inuits offrent ainsi avec le "katajjaq" d'étonnantes joutes vocales au cours desquelles il s'agit de déstabiliser rythmiquement l'adversaire : curieux croisement entre "je te tiens par la barbichette" et performance musicale, à base de soufflements, de cris et d'imitations animales.


Chants de gorge katajjak des Inuits

Le chœur "kecak" balinais est quant à lui un très impressionnant édifice polyphonique, dans lequel le cri constitue le matériau musical lui-même : l'exclamation "tchak !" est ainsi utilisé comme motif de base pour toute la composition (vous en verrez un très beau en clôture du spectacle des "Aventures du Prince Rama", disponible en DVD à la médiathèque).

Choeur kecak de Bali

Plus proches de nous sont les imitations animales utilisées par Adriano Banchieri dans son "contrapunto bestiale alla mente", drôlatique madrigal qui s'inscrit dans la même veine que les "Cris de Paris" mis en chanson par un Clément Janequin. A la Renaissance, les compositeurs ne répugnaient pas à mêler art et humour...


Passablement déroutant pour des oreilles occidentales (mais il n'est plus temps de nous effaroucher), entre ponctuation rythmique, jeu de timbres et texture sonore participant à installer l’ambiance, on peut citer les cris modulés et les interjections stylisés des joueurs de tambours du fascinant théâtre . Dépaysement garanti !
http://www.ina.fr/video/CPF86655097
 A voir ici sur le site de l'INA, l'étrange théâtre nô


Dernier exemple a contrario avec les appels mongambi utilisés par les chasseurs Pygmées de Centrafrique, qui leur servent à se localiser dans la forêt. Ceux-ci présentent en effet des motifs mélodiques remarquables, caractérisés par de grands sauts d’intervalles, et requièrent une intonation particulière : utilisation de la voix de tête (ou falsetto) et passages rapides de la voix de tête à la voix de poitrine (ou yodel) –c’est-à-dire des techniques vocales qui sont celles-là mêmes dont ils usent dans leurs extraordinaires chants polyphoniques. Mais si le matériau vocal est semblable, ces appels sophistiqués ne sont pas pour autant considérés comme étant de la musique : faute d’organisation rythmique spécifique, ils relèvent pour eux simplement des techniques de chasse.

 
Appels de chasse...

 
... et polyphonies des Pygmées Aka

On peut donc faire là de la musique avec des moyens réduits (souvenons-nous de la psalmodie), et ailleurs déployer un arsenal sonore remarquable à une toute autre fin que musicale !

Pour finir… 
Parole, cri, chant : la musique est partout, et cette ébauche de voyage musical ne demande évidemment qu'à se prolonger dans les bacs de la médiathèque...

Terminons, s’il était encore besoin de prouver la continuité de la parole et de la musique, en rappelant la scène étonnante où, dans le documentaire qui lui est consacré par Yves Billon, le magicien des sons Hermeto Pascoal improvise au clavier sur des motifs tirés d'une simple phrase prononcée par Yves Montand.