Eros & le jazz

La musique adoucit les mœurs dit-on. Elle sait aussi, parfois, faire frissonner les chairs. A ce jeu-là, globalement peu soucieux du respect des convenances en matière de bonnes mœurs, les lieux et les hommes du jazz s'en sont plutôt bien tirés.

Obscénité 
Musique originaire des quartiers chauds & des lieux de plaisir de La Nouvelle Orléans (tel le célèbre Storyville), voilà un (mauvais) genre qui ne pousse la chansonnette que pour pratiquer un langage à double entente souvent salace -voir à ce sujet la riche lignée des "risqué songs" du vaudeville et du blues. Le terme jazz lui-même viendrait de "jass", vocable associé à la danse, à la vitalité des corps et à l'acte sexuel. Si l'étymologie du mot est confuse, et sans doute plurielle (jass, gism, jasbo, jasi...), le champ sémantique d'origine ne laisse guère de doute : il sent la sueur et le sperme.
Le succès venant, on feindra par la suite de l'oublier.

   
Un exemple de risqué song : "Press my button" de Lil Johnson, chanteuse de blues et spécialiste du genre, dont le répertoire comptait aussi "The hottest gal in town" et "Hot dog man"


Le chant du corps
Caractéristique du jazz (et probable réminiscence africaine), la vocalisation de la musique instrumentale s'éloigne de l'idéal occidental classique du "beau son", soucieux avant tout de la pureté de l'émission, et donc d'éliminer du chant toute aspérité, tout grain de la voix. Chez le musicien de jazz au contraire, le travail du timbre comme signature personnelle est essentiel : il s'agit pour lui, en trouvant sa voix, d'exprimer et d'affirmer une présence dans toute sa corporéité.
Que l'on songe aux innombrables effets expressifs et aux inflexions du son, à la mise en valeur du souffle, au growl et jusqu'à l'utilisation des sourdines pour les cuivres : à travers la palette des cris, éructations, râles ou grognements, c'est tout le corps qui habite l'instrument.

Un discours érogène 
Non content de mettre en avant le corps dans le chant, c'est aussi à lui que le jazz s'adresse. Car si au cours de son histoire les trémoussements et les acrobaties sont vite abandonnés sur place par une musique qui n'aura de cesse de s'affranchir de tous les carcans dans lesquelles d'aucuns voudront la maintenir (la danse n'étant que le premier d'entre eux), le jazz reste fondé sur cette excitation rythmique indéfinissable qu'est le swing. Le frisson est gage de qualité : quelles que soient par ailleurs les évolutions stylistiques, comme le déclare le titre d'un standard de Duke Ellington, "it don't mean a thing if you ain't got that swing" !
Musique du plaisir, le jazz ne s'en détourne à l'occasion que pour lui préférer la jouissance : il s'agit alors de refuser haut et (souvent) fort l'agréable, la séduction, pour se jeter à corps et à souffle perdu dans l'expérience paroxystique. C'est le cas d'un Coltrane repoussant puis franchissant allègrement les limites du discours musical, ou des fulgurances du free-jazz comme violence orgasmique.

Les chorus de Parker comme littérature érotique
De ce lien profond, intime, entre jazz et Eros, qui en témoigne mieux que Jacques Sternberg au détour de l'un de ses « Contes à dormir sans vous », lorsqu'il décrit la musique de Charlie "Bird" Parker ?

« De ce ventre simplement appétissant, Lise tirait un plaisir égaré qui la rendait très loquace et, dès lors, tous les sons qu'elle arrachait à sa gorge se révélaient incomparables, obsédants, inoubliables : ils reproduisaient note par note les plus beaux solos de Charlie Parker.(…) 
Quand son orgasme montait en lancinants paliers comme autant d'incantations emportés au ralenti d'une implacable géométrie, elle s'envolait dans le languide solo d'"Embraceable you"
Quand elle se laissait dériver vers un douloureux plaisir sans cesse rejeté dans un autre instant, elle se noyait dans les brumeuses divagations de l'admirable "Out of nowhere"
Quand son plaisir allait et venait, haletant, volubile, pressé, pressant, elle se faisait rafaler dans l'apparent désordre fiévreux du "Hot blues"
Et quand, de spasme en spasme, on la sentait balbutier son plaisir au seuil de l'orgasme pour chaque fois l'effleurer, le manquer, elle ne faisait que revivre le pathétique solo hachuré, essoufflé, du légendaire "Loverman" de juillet 1946. 
Mais le jour où Lise vocalisa soudain le monocorde solo joué si lancinant par Coltrane dans "Naima", je compris qu'elle m'aimait déjà moins. » 

Les chorus de Charlie Parker et le Naima de Coltrane

Pour en savoir plus :
Alain Gerber "Charlie" (superbe biographie romancée de Charlie Parker)
Lucien Malson "Histoire du jazz"
Charlie Parker "The legendary Dial masters" volume 1 & 2
http://web2.ville-vichy.fr/cgi-bin/abnetclop.exe?ACC=DOSEARCH&xsqf99=747300.titn.
http://web2.ville-vichy.fr/cgi-bin/abnetclop.exe?ACC=DOSEARCH&xsqf99=676983.titn.
http://web2.ville-vichy.fr/cgi-bin/abnetclop.exe?ACC=DOSEARCH&xsqf99=578528.titn.
http://web2.ville-vichy.fr/cgi-bin/abnetclop.exe?ACC=DOSEARCH&xsqf99=578526.titn.